L'histoire d'Ea

Ea

J’ai subi l’intervention en 1961, en tant qu’adulte ayant deux jeunes enfants de moins de deux ans. J’étais dans un mauvais mariage, mon époux était souvent absent, en plus d’être instable financièrement et alcoolique. Nous avons dû déménager à deux reprises pour un loyer non payé. Je l’ai quitté deux fois – la deuxième fois, heureusement, j’ai eu l’aide d’avocats qui m’ont encouragée à obtenir une entente de séparation. Je devais travailler pour subvenir aux besoins des enfants et pour conserver notre logement.

J’avais très peur de perdre la garde de mes enfants, en tant que mère non mariée. Il y avait beaucoup de honte et de préjugés à l’égard des femmes, jusque dans les lois. On aurait pu m’enlever mes enfants facilement. Je devais travailler pour subvenir à leurs besoins. Je ne pouvais pas recevoir de soutien financier de mon ex-époux. Puisque j’étais incapable de prouver qu’il y avait eu de la violence ou des abus dans notre relation, il m’était très difficile d’obtenir un divorce.  

Après la séparation, je suis tombée en amour – c’était considéré comme un adultère, car je n’avais pas encore réussi à divorcer. C’est alors que je suis devenue enceinte. Les moyens de contraception étaient rares et j’étais apparemment très fertile. C’est le pire sentiment au monde que d’apprendre qu’on est enceinte et se dire : « Je ne peux absolument pas avoir de bébé en ce moment ». La culpabilité est énorme, car on nous fait sentir coupable de choisir de ne pas être enceinte.

Je m’inquiétais constamment que le père de mes enfants se batte pour leur garde, pas parce qu’il les voulait – ils les aurait envoyés vivre chez sa mère – mais parce qu’il savait que c’était la meilleure façon de me blesser ou de me contrôler. Parce que j’étais enceinte sans être divorcée, ma famille entière a été jugée.

J’ai dit à une amie que j’étais enceinte. Comme elle avait déjà subi une interruption de grossesse, elle m’a donné le nom et les coordonnées de la personne qui lui avait fourni le service. Elle s’est chargée des présentations, m’a conduite sur place et est restée avec moi. Ce fut le jour le plus effrayant de ma vie.

Ça s’est passé dans une cuisine! Il y avait une infirmière (ou une personne que le fournisseur de services d’avortement appelait ainsi). On m’a demandé de m’allonger sur la table de cuisine, et ils ont utilisé un cintre – oui, un cintre à vêtements. Je n’étais pas dans un état d’esprit pour remettre en question quoi que ce soit. Je me souviens qu’on a parlé d’exposer mon utérus à l’air.

J’ai fait ce que j’avais à faire. Je ne peux pas dire que c’était mal. Je ne pouvais pas compromettre l’avenir de mes enfants et je savais que je ne voulais pas être enceinte à ce moment-là.

Après le rendez-vous, on m’a fortement conseillé de m’en aller et de ne jamais communiquer avec eux de nouveau. Ils m’ont dit « Si vous avez des problèmes, consultez votre médecin. » Mes enfants ont dormi chez une personne de confiance et je suis restée chez mon amie. Le lendemain matin, elle m’a mise à la porte très vite; elle voulait que je parte sur-le-champ. J’avais l’impression de la déranger, ou qu’elle voulait oublier cette histoire le plus rapidement possible. Tout cela était très embarrassant. Nous n’en avons jamais reparlé.

Le jour suivant, je saignais abondamment et ça n’arrêtait pas. J’ai communiqué avec mon médecin pour savoir si c’était normal et pour lui demander conseil. Il m’a dit que, si je saignais autant, c’était probablement parce que j’avais fait quelque chose, donc il ne voulait pas me voir – il fallait que j’aille aux urgences. Il avait un ton qui signifiait qu’il ne voulait pas se mêler de ça. Était-ce parce que c’était illégal, ou parce qu’il s’y opposait personnellement? Je ne suis pas allée aux urgences, j’avais trop peur. J’avais fait quelque chose qui était considéré comme un crime, même si j’étais convaincue que c’était pour mon plus grand bien et celui de mes deux enfants.

Mon amoureux était à l’extérieur du pays pour son travail. Ce fut très éprouvant de conduire mes enfants à la garderie et d’aller travailler tout en perdant autant de sang. En racontant cette histoire, je revis encore toutes les émotions terrifiantes de cette période de ma vie.

Après trois semaines de saignements abondants, de fièvre et de peur, les saignements ont cessé. Heureusement, j’avais l’appui de mon amoureux, que j’ai éventuellement épousé et avec lequel j’ai eu deux autres enfants; il a adopté les deux enfants de mon union précédente et nous avons formé une famille avec tous les enfants que nous avions choisi d’avoir. Mon ex-époux a pris du temps à accepter l’adoption; il n’a jamais visité les enfants et ne leur a jamais fourni de soutien financier – et la loi semblait être de son côté pratiquement à chaque étape.

Le système médical et le système juridique étaient menaçants. Les services sociaux auraient pu me juger pour ma grossesse ou pour mon choix de l’interrompre. J’étais en période non sécuritaire et tous les systèmes ont échoué à protéger ma santé ou mon bien-être. Quand tout a été terminé, j’ai préféré ne plus trop y penser ou en parler.

À présent, toutes les personnes auxquelles j’avais peur de le dire sont décédées, et je suis assez vieille pour savoir que j’ai fait le meilleur choix pour moi et pour ma famille dans cette épreuve difficile.

Cordialement,
Ea

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Posté sur 2019-03-09
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